Roman, République tchèque
Le Silence des carpes, Jérôme Bonnetto, 2021, éditions Inculte, 18,90€
Plic. Plic. Plic. Plic ! Jamais l’inépuisable goutte qui se suicide du robinet qui fuit n’aura été aussi tangible. Plic. Plic. Elle va vous assiéger. Elle va vous obséder, tout comme elle obsède Paul Solveig – son observateur, sa victime.
Comme pour Paul, la quarantaine parisienne et confortable, la goutte honnie va faire voler aux éclats vos certitudes, et votre cadre de vie. L’incessante litanie accompagnera le départ de votre conjoint.e, anesthésiera votre perte et vous conduira… en Moravie !
Qu’est-ce qu’on est heureuse d’avoir adopté Jérôme Bonnetto pour accompagner nos désormais TRÈS longues soirées de janvier. Le Silence des carpes est un roman attachant et rythmé, à la verve gentiment précieuse et à l’ironie mordante. Votre couvre-feu prendra des allures d’invitation au voyage incongrue et bohème. Un seul conseil : succombez !
Récit, mondes souterrains
Underland, Robert Macfarlane, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Patrick Hersant, 2020, éditions Les Arènes, 24,90€
Avouez-le : vous avez une furieuse envie de faire l’autruche, n’est-ce pas ? D’enfouir la tête sous l’oreiller, voire le bec dans le sable ? Alors voici LA lecture qu’il vous faut : Underland est un extraordinaire récit de multiples découvertes souterraines.
Depuis les mines de sel du Yorkshire transformées en laboratoires d’étude de la matière noire, jusqu’aux grottes ornées de peintures rupestres dans les Lofoten, en passant par les catacombes de Paris, ou encore une plongée dans la communication végétale via des réseaux de racines de milliers de kilomètres, cet écrivain-voyageur britannique a passé sept ans à explorer ce que cache et recèle le sol sous nos pieds.
Loin de se contenter d’un simple inventaire de ses aventures, il propose une remarquable mise en perspective de ses découvertes, étayée par des faits, chiffres et propos scientifiques. De quoi nourrir une belle et solide réflexion autour de ce plancher des vaches qui, de tout temps, a permis à l’être humain de « protéger, produire, reléguer ».
BD, rêverie
Le Discours de la panthère, Jérémie Moreau, 2020, éditions 2024, 26,90€
Quand on ouvre cette BD majestueuse, imprimée sur du papier de grande qualité, ce qui saute aux yeux ce sont les couleurs : les bleus sont profonds, les orange intenses, les couleurs complémentaires s’agencent dans de magnifiques juxtapositions.
Nous sommes au beau milieu du règne animal, dans un univers où l’être humain est absent (et c’est drôlement reposant !). Un buffle s’évertue à pousser une île afin qu’elle s’écarte de la trajectoire d’une comète. Plus loin, on suit les errances d’une autruche en proie au doute, un bernard-l’hermite en quête de la plus grande coquille possible, ou encore un vieil éléphant qui tente d’enseigner à un éléphanteau l’histoire de l’univers depuis sa création.
À la lecture, on pense aux fables de La Fontaine qui se seraient transposées sous les tropiques. Pourtant, même si des sujets existentiels sont au cœur de ces histoires entrecroisées – la vie, la mort, la transmission, l’entraide –, Jérémie Moreau se garde bien de tout discours moralisateur. On peut donc, au choix, rêver ou réfléchir en lisant ses planches. Et c’est ce qui fait de ce Discours de la panthère une BD formidable, parfaite pour toute la famille, de 7 à 107 ans !
Roman, Argentine
Les Nuages, Juan José Saer, traduit de l’espagnol (Argentine) par Philippe Bataillon, éditions Le Tripode, 2020, 19€
« Offre de l’espace à ton désir », nous intime Juan José Saer en épigraphe à son roman Les Nuages.
Il faut dire que l’espace, les brumes et l’ardeur sont au cœur de cette folle et élégante épopée argentine, qui nous fait voyager de la pampa désertique aux confins de la raison humaine.
Nous sommes en 1804 et une caravane doit passer, de Santa Fe à Buenos Aires. Chapeautée par Real, elle doit convoyer en toute sécurité cinq patients aliénés – dont veulent se débarrasser leurs familles – jusqu’à l’établissement de santé du Docteur Weiss, adepte d’une psychologie moderne, respectueuse et libertaire.
Une nonne nymphomane, un dandy mégalo, un jeune mélancolique d’une profonde apathie, deux frères atteints de délire linguistique et une escorte de « gauchos » argentins : le convoi est complet ! Indiens solitaires et sanguinaires, sécheresse aride, flammes de l’enfer… Nombreux sont, par contre, les dangers qui guettent le convoi des fous dans sa traversée du désert. Et dans la pampa désolée, la frontière entre raison et hallucination se fait de plus en plus ténue…
Saer explore la démesure – des éléments, de l’esprit humain – avec brio et bienveillance. Sa plume est ciselée, savamment malicieuse. On arrive à destination à regret, un peu hagard, amusé et conquis. Rien de moins qu’une pépite, que l’on doit aux toujours excellentes éditions Le Tripode.
(Et chapeau bas au traducteur !)